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L’effet Irène

Dimanche dernier, je suis allée chercher les deux enfants d’une amie; un de 9 ans, autiste, et l’autre de 11 ans, pas autiste (Brigitte Harrisson, travailleuse sociale autiste, se plait à dire que « sa gang » nous désigne comme étant les « neurotypiques », en nous pointant du menton, juste un peu, pas trop. Moi, je dis « pas autiste », tiens.).

Je vais chercher les garçons à la maison, bravant Irène (je tiens à préciser : l’ouragan Irène…d’un coup que l’on relise ce billet dans quelques années en pensant qu’Irène est une femme malcommode). Déjà, je n’aime pas trop conduire sous la pluie forte, en empruntant un chemin auquel je suis moins habituée. Mais bon, j’assume.

Nous arrivons au Récréofun de St-Bruno. Déjà, sortir de l’auto est tout un défi : ouvrir le parapluie au bon moment pour le petit autiste, ouvrir mon propre parapluie et oups! Courir après Emmanuel (appelons-le ainsi) qui a bien trop hâte de franchir les portes de la caverne d’Alibaba qui lui offrira des stimulations de toutes sortes : sauts en trampoline, pirouettes en harnais, sensations de se faire aspirer le main par le canon à balles de mousse. Le paradis, quoi.

Je suis impressionnée par Emmanuel : il arrive assez bien à gérer tout ce bruit d’enfants excités, mais d’enfants apeurés, aussi, qui crient « papaaaaaaaa » à s’en défoncer les poumons. Il a plus de difficulté avec l’attente mais avec l’appui de son grand frère, il y arrive plutôt bien.

Emmanuel aime bien faire des pirouettes à l’aide du harnais, sur le trampoline. Il faut cependant se procurer un billet à la billetterie. J’y accours pendant que son grand frère est avec lui dans les balles (et quand je dis « accours », ça veut dire faire pipi à une vitesse que je n’aurais jamais cru possible, et en courant littéralement de mon endroit de départ au comptoir, puis du comptoir aux garçons, car je ne veux pas laisser les garçons seuls trop longtemps sans surveillance, même si je sais bien que le grand de 11 ans est tout ce qu’il y a de plus mature, de plus responsable. Je suis quand même l’adulte en charge d’eux deux).

Puis, nous nous mettons en attente pour le super-trampoline-harnais-qui-aide-à-faire-des-pirouettes. Et comme il manque des enfants dans la file, que je demande à la monitrice « à quel numéro êtes-vous rendus? » et qu’elle regarde Emmanuel, puis me regarde et me dit « c’est bon, c’est à lui ». Yé! Emmanuel s’exécute, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, les mains qui se font aller de chaque côté de son corps, la tête qui dodeline. Puis, une maman arrive, avec sa horde d’enfants et demande « Excusez-moi, il est quel numéro, lui? » en désignant Emmanuel du menton. La gentille monitrice lui dit : « 19 » et la maman réplique, d’un ton indignée : « Ben là, nous on est 16 et on n’est pas passé… ». Puis, juste assez fort pour que je l’entende, mais juste assez doucement pour que ce soit déplacer que je m’interpose, elle dit à son équipe de soccer : « Ouin en tout cas je ne comprends pas qu’il laisse passer les autres avant, ça n’a pas d’allure… » et réitère avec d’autres commentaires du genre. Je me rends soudain compte que, malgré les simagrées d’Emmanuel, malgré ses mains qui s’agitent anormalement, malgré sa tête qui se fait caprice que de passer avant (alors qu’elle ne s’était pas mis en file!). Et moi et mon sentiment d’injustice, nous nous taisons. Parce que le plus vieux est à côté, et que je ne veux pas m’énerver et que je sens que je n’arriverai pas à m’exprimer adéquatement face à cette mère indignée.

Puis, la vie suit son cour. Puis, vient le temps de quitter : l’enfer. La fin du paradis d’Emmanuel. La crise d’Emmanuel, surtout. Par terre, tel un bacon qui cuit au micro-ondes. Qui crie tel un enfant qui vient de se fracasser le genou par terre, après une mauvaise chute de vélo. Qui refuse d’enfiler ses souliers, tout simplement, sans faire de drame. Et là, les bons samaritains qui arrivent, les uns après les autres. Un moniteur qui a vu Emmanuel il y a de cela deux jours, lors de son dernier passage, qui m’offre de le prendre dans ses bras d’hommes pour l’amener dehors, « parce que l’autre fois ça a vraiment bien marché, madame ». Puis, ce père qui m’accoste pour me dire que lui aussi, a un enfant autiste. Que je devrais peut-être acheter à mon enfant un iPod, pour qu’il n’entende pas les bruits ambiants et qu’ainsi, ce soit plus facile à gérer, ce genre d’endroit. Et cette maman qui renchérit : « Veux-tu qu’on lui donne une balle? Parce que moi aussi, j’ai un enfant autiste, et je lui donne des balles ». AAAAHHHHHHHHH. JE SAIS QUE VOUS VOULEZ ÊTRE GENTIL MAIS IL EST EN TRAIN DE FAIRE UNE CRISE COMME TOUS LES ENFANTS NORMAUX QUI VEULENT OBTENIR QUELQUE CHOSE. IL NE VEUT JUSTE PAS QU’ON PARTE ET IL ME MANIFESTE SA DÉSAPROBATION. J’ESSAIE JUSTE DE L’IGNORER MAIS VOILÀ QU’ON EST 15 MILLIONS AUTOUR DE LUI À LE REGARDERRRRR. Mais je ne dis mot. Je me contente d’opiner du chef, docilement. Parce qu’en même temps, je suis émue par cette solidarité qui existe entre parents d’enfants autistes (ou différents, tout simplement). Que je sais qu’ils ne veulent être que gentils, compatissants. Qu’ils se serrent les coudes, parce qu’ils savent bien ce que c’est, que de vivre avec le regard des autres parents et enfants typiques braqués sur eux, un sourcil en l’air, le menton pointé sur eux. Parce que moi, depuis les 3 dernières heures, je passe pour la maman des deux garçons, vous savez. Je n’ai pas démenti; à quoi bon? Les autres parents samaritains croyaient avoir trouvé l’une des leurs. Pourquoi démentir?

Quelques minutes plus tard (c’est à ce moment que l’on se rend compte de la subjectivité du temps; quelques minutes peuvent paraître comme quelques heures…et l’inverse est aussi vrai), nous sommes en direction de ma voiture; Irène est encore plus malcommode qu’à notre arrivée. Emmanuel a de la difficulté à avancer avec le vent qui pousse contre son petit corps, les parapluies partent à la renverse et la pluie dure nous trempe malgré nous. Arrivés dans la voiture, deuxième crise (ou plutôt, prolongement de la première) : Emmanuel a HORREUR d’être mouillé. Et là, on ne parle pas d’un caprice régulier de tous les enfants de la terre. On parle d’une hypersensibilité sensorielle, propre aux autistes, qui fait en sorte qu’Emmanuel NE PEUT PAS tolérer que ses vêtements soient mouillés et qu’ils lui collent à la peau. Dans la voiture pleine de buée, pas encore en marche car je n’arrive même pas à savoir par où on doit partir, Emmanuel est déshabillé en deux secondes et quart, en bobettes sur mon siège arrière, à se crisper le corps d’inconfort, en criant son malheur. Et la pluie qui martèle la carrosserie de ma voiture, qui brouille la visibilité. Et la buée qui empêche de partir à vive allure. Et Emmanuel qui ne s’est pas attaché, trop envahi par ce qui vient de se passer. AAAAHHHHHHH À NOUVEAU MERDE MERDE MERDE QUE SE PASSE-T-IL ALLONS-NOUS EN. IRÈNE, POURQUOI TU ME FAIS ÇA TU VOIS PAS QUE J’AI DÉJÀ UNE FIN DU MONDE À GÉRER MAUDITE ÉGOÏSTE.

Mais tout ce qui sort est : « Bon, là, Stéphanie est un petit peu tannée et elle a bien hâte d’être à la maison ».Dépersonnalisation totale. Pas capable de parler au « je ». Plus envie du tout d’être un « je ».

Morale de l’histoire : j’ai beau être psychoéducatrice, formée en autisme, connaître et travailler auprès de cette clientèle depuis bientôt 5 ans, ce n’est pas l’intervenante qui a réagit en ce dimanche de pluie. C’est Stéphanie Deslauriers, l’être humain responsable de deux enfants, un peu inquiète, qui passe pour la mère de ces-dits enfants qui l’a fait pour elle.

Mais nous revinrent, la radio en arrière-plan, trempés, mais soulagés. Calmes et heureux de la belle journée que nous avions passé. Parce que malgré l’inquiétude, la crise, la tumulte dans la voiture, ça n’avait en rien effacé les rires, les sourires et les contacts visuels que nous avions échangés durant 3 heures.

-Stéphanie Deslauriers