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Pas folle, la fille.

J’étais stressée, à l’idée de rencontrer Valérie.

Peut-être parce que les troubles de santé mentale ne sont pas ma tasse de thé. Parce que je n’y connais pas grand-chose, outre ce que j’ai appris, de façon théorique, dans mes cours universitaires. Parce que je n’ai aucune expérience avec les adultes qui ont un diagnostic de trouble de la personnalité borderline avec traits psychotiques. Parce que moi aussi, j’ai tendance à craindre ce que je ne connais pas.

Peut-être parce que je la connais, aussi. Ou la connaissais, plutôt; nous avons fréquenté la même école secondaire. Elle était dans mon cours d’histoire, en secondaire 4. Et dans probablement bien d’autres au cours dans années antérieures. Mais je me rappelle de cette année-là, de ce cours-là.

Je trouvais cette fille tellement belle, avec ses lunettes à grosse monture, avec son nez percé, avec sa chevelure de feu, avec sa marginalité, qui, je trouvais, lui allait si bien. Elle dégageait une force à tout casser, qui aurait pu faire plier des barres de fer et éclater des fenêtres.

Puis, j’ai été stressée à l’idée de transposer son vécu, son partage, sa vie, sa souffrance, sur papier. J’ai eu peur de ne pas être à la hauteur, de mal exprimer ce qu’elle a tant ressenti, de ne pas trouver les bons mots, de ne pas les utiliser au bon moment, un bon endroit.

Alors voilà pourquoi j’ai attendu un matin, où il faisait encore sombre, où j’avais encore mes bouchons dans les oreilles, comme si j’étais coupée du monde extérieur; où j’étais seule à la maison, avec mon ordinateur et ma lampe de travail pour entrer à nouveau dans son univers, pour arriver à vous le partager.

Enfant, Valérie faisait de la gymnastique. Elle en mangeait. Elle était disciplinée et voulait être la meilleure. Et ce, malgré sa grande taille, sa carrure, sa différence d’avec les autres filles dans son cours, qui étaient toutes petites et menues, et aussi plus légères, qui avaient donc plus de facilité à exécuter les mouvements. À l’école, elle réussissait bien. En fait, c’était la meilleure. Elle était présidente de sa classe, entre autres. Elle avait des bonnes notes, aussi. Mais elle a vite réalisé que ce n’est pas cool, à cet âge, de bien réussir. D’être aimée des enseignants. Et, avec sa poussée d’acné en 5e année, puberté précoce oblige, elle a été la cible de railleries de la part des autres élèves de l’école. Et, comme elle le faisait depuis quelques années déjà, elle a continué à se réfugier dans ses livres. À vivre à travers les lignes, à travers les virgules, à travers les mots. Elle vivait alors seule avec sa mère, séparée depuis bien longtemps de l’homme avec qui elle avait confectionné sa fille et séparée, aussi, de l’homme qui suivit ce premier homme. Valérie n’a ainsi jamais connue son père. Et à partir de ce moment, elle vivait seule avec sa mère, qui se sentait bien seule, elle aussi. Sa mère n’avait pas vraiment d’amies, n’était pas vraiment proche des membres de sa famille, qui, de toutes façons, ne faisaient que boire et se plaindre, en tentant de trouver qui avait le moins bien réussi, lorsqu’ils se réunissaient.

Ainsi, Valérie était tout ce que sa mère possédait, la seule personne qu’elle avait au monde. Et sa mère le lui disait. Et Valérie, à peine âgée de 8, 10 ans, sentait déjà la pression que signifiait « être la seule personne au monde pour quelqu’un ». Pour sa propre mère. Et elle n’avait pas envie de signifier la totalité du monde pour sa mère.

Et à l’âge de 10 ans, fidèle à ses livres, elle découvrit des manuels de nutrition, où étaient indiqués le nombre de calories pour chaque aliment. « Pourquoi pas », qu’elle s’est dit, la petite. « Ce n’est qu’un jeu ». Et c’est à ce moment qu’elle a commencé à calculer, dans son cahier, toutes les calories ingérées à chaque jour. Et qu’elle se donnait des défis, de diminuer la quantité de calories pour aujourd’hui et demain, ah demain! Je mangerai encore moins. Puis, à d’autres périodes, elle calculait moins. Et à d’autres encore, elle calculait plus. « Probablement que lorsque j’avais des frustrations, ou des événements négatifs dans ma vie, je recommençais à compter les calories ».

Ce n’est que deux ans plus tard que sa mère s’en rend compte. Et il s’agit d’une libération pour Valérie, alors au secondaire : « je n’avais plus à me cacher, à jeter mon lunch en cachette, ou à trouver des raisons pour ne pas souper. Je lui disais simplement que je ne mangerais pas ». Un point c’est tout. Puis, Valérie, assise dans le sous-sol de son amie Laurie (nom fictif), à parler de la pluie, du beau temps, mais surtout de la pluie, lui parle de son mal de vivre et du fait que depuis 2, 3 ans, elle ne mange pas beaucoup, pas souvent. Parce qu’elle n’a pas envie de manger, parce qu’elle se sent en contrôle, quand elle arrive à ne pas manger, elle sent qu’elle a du pouvoir sur son corps, qui a faim, mais elle est si forte qu’elle ne flanche pas. Et Laurie de lui avouer qu’elle aussi, elle se prive de nourriture. Et c’est à ce moment que la compétition commence. Les deux adolescentes se lancent des défis; si une est capable de ne manger que 100 calories par jour, alors l’autre aussi est capable, et peut-être même de manger moins! (Et 100 calories, que m’a dit Valérie, ça représente 2 toasts Melba et une pomme. Pour toute une journée. Et le cerveau a besoin de 100 grammes de glucides par jour pour bien fonctionner. Ça, c’est Isabelle Huot qui l’a dit, à la télé.)

Et la mère de Valérie, qui voit bien que sa fille ne mange presque pas depuis des années, qui constate aussi que son amie Laurie, qui est souvent à la maison, ne mange pas plus, s’inquiète. Elle appelle le père de Laurie, qui n’avait pas remarqué ceci chez sa fille. Comme la mère de Valérie, pendant deux ans.

Un jour, alors que Valérie est en secondaire 2, sa mère vient la chercher à l’école sur l’heure du dîner. En entrant dans la voiture, elle voit ses valises sur la banquette arrière. Elle sait. Elle sait qu’elle s’en va à l’hôpital. Et elle sait que sa mère est venue la chercher à l’école pour éviter que sa fille fasse une crise et refuse de s’y rendre avec elle. Parce que ça faisait plusieurs fois que sa mère lui parlait de ses inquiétudes et que Valérie n’en avait que faire.

Elle entre à Douglas, où elle file doux…les trois premiers jours. Parce que son amie Laurie aussi arrive à Douglas. Trois jours après l’arrivée de Valérie. Et les intervenants insistent pour que les deux amies ne soient pas sur le même étage et pour qu’elles n’aient pas de contact ensemble. Parce qu’elles sont une mauvaise influence l’une pour l’autre. Parce que les patients de Douglas, traités pour anorexie, n’ont droit qu’au contact des membres de leur famille, les mardis. Et c’est à ce moment que Valérie se rebelle; elle trouve tous les moyens pour contourner les règles. Par exemple, personne n’a droit de porter de noir. Alors, elle met des vêtements disparates ensemble. Et elle se fait avertir d’aller se changer. « Mais pourquoi? Je ne porte pas de noir? C’est pas mon problème, si tu trouves ça laid, comment je m’habille ». Et elle refuse de manger les repas qu’on lui apporte. Qui, de toute façon, la font vomir à tout coup. Parce que son estomac, étant un muscle, a rapetissé; ça fait quand même plus que deux ans qu’elle mange à peine. Et son corps n’arrive pas à ingérer autant de nourriture. Et, tout comme les autres patients sur son étage, si elle ne gagne pas le poids recommandé à la fin de la semaine, elle n’a pas de sortie chez sa mère et doit rester alitée une semaine entière. Avec la permission de lire 20 minutes par jour. Une semaine, sept jours, 168 heures à fixer son plafond. À voir défiler toutes les idées dans sa tête. C’est pendant les longues heures passées dans son lit d’hôpital qu’elle commence à se mutiler. À se lacérer les avant-bras avec ses ongles. Parce que, pendant trois semaines consécutives, elle n’a pas pris le poids nécessaire. Et pendant trois semaines, elle est restée dans son lit.

Douglas a été son logis pendant trois mois. Trois mois pendant lesquels elle a été déconnectée de la réalité, de la « vraie vie », où les règles sociales ne s’appliquent pas, où elle peut laisser libre cours à sa folie. Sans jugements, sans regards de travers.

Elle est rentrée chez elle, parce qu’elle avait pris le poids qu’elle devait prendre. Mais elle n’allait pas mieux. Une personne anorexique n’est pas guérie parce qu’elle mange. Les blessures affectives derrière le symptôme apparent sont toujours là. Et Valérie, depuis qu’elle est toute petite, veut mourir. Ou plutôt, elle ne veut pas vivre. Elle dit ne pas être faite pour la vie. Ou la vie n’est pas faite pour elle. Sa grand-mère lui avait déjà dit qu’elle ne serait probablement plus là dans 20 ans mais que Valérie, elle, y serait. Et, alors âgée de 8 ans, elle s’était dit : « Mais qu’est-ce qu’elle en sait, elle, si je serai toujours en vie? ».

Valérie, malgré qu’elle était chez elle, qu’elle avait recommencé l’école, se mutilait; elle se coupait les avant-bras, surtout. Et elle entendait une voix dans sa tête qui lui disait de le faire, chaque fois qu’elle avait une émotion négative à gérer. Et elle le faisait. Et avec le temps, elle s’est rendue compte que c’était un automatisme, un réflexe, un « action-réaction » de le faire. Sans réfléchir.

Les blessures physiques extériorisaient ses blessures psychiques. Sa souffrance était exprimée ainsi; la plaie, la douleur sur ses avant-bras concrétisait ce qu’elle ressentait à l’intérieur, sans qu’elle ait à mettre de mots dessus. Et ça la soulageait, ça la libérait de son mutisme.

Et rendue en secondaire 4, ses amis étaient las de Valérie; ils ne croyaient plus sa souffrance, puisqu’elle avait été traitée. Elle était supposée être guérie. Donc, si elle jetais son lunch, se coupait, se plaignait, ça ne devait être que pour attirer l’attention, qu’ils pensaient. Et Valérie aussi, a commencé à en douter. Puis à le penser.

En novembre, voyant venir le temps des Fêtes, voyant venir les réunions familiales à saveur d’alcool, de plaintes, de souffrance, sentant qu’elle n’allait pas bien, qu’elle avait besoin de se faire prendre en charge, de se laisser aller, elle a voulu retourner à l’hôpital. Mais elle n’était pas assez maigre. Alors, elle s’est arrangée pour le devenir. Elle s’est fait admettre au Children’s Hospital. Que pour deux semaines. Merde. Alors, elle mangeait moins, pour que l’hôpital la garde plus longtemps. Et elle a rencontré un préposé aux bénéficiaires, fin comme tout, doux comme de la soie, gentil comme un agneau. Qui venait la voir à sa chambre, pour parler. Juste pour parler. Et Valérie, elle s’en souvient de lui. Probablement parce qu’il l’a fait se sentir quelqu’un. Pas juste une malade anorexique internée en psychiatrie. Puis, elle a rencontrée la « art therapist ». Qui lui a fait comprendre beaucoup de choses sur elle.

Et, elle était de retour chez elle. Avec sa souffrance, encore. Elle n’est pas retournée à l’école, cette fois. Parce qu’elle y vivait trop de pression, trop de stress, et elle craignait de craquer encore. Elle a complété son secondaire 4 et a fait son secondaire 5 en un an, aux adultes. (Tsé, quand tu ne veux pas te mettre de pression dans la vie…!)

Et elle a rencontré des amis là-bas, après avoir coupé les ponts avec ses amis du secondaire. Parce qu’elle ressentait le besoin, chaque fois qu’elle transitait vers une nouvelle étape de sa vie, de laisser derrière elle, dans ses souvenirs, ceux avec qui elle avait partagé ces moments maintenant passés. Elle ne parlait alors pas de ses problèmes avec ses amis. « Ça aurait donné quoi? Moi-même, je ne comprenais pas trop ce que je vivais et je ne trouvais pas les mots, de toute façon, pour leur expliquer ».

Et il lui arrivait encore d’entendre cette voix, dans sa tête. Qui lui disait toujours des choses négatives; qu’elle n’y arriverait pas, que c’était trop pour elle, qu’elle devrait mourir, se couper. Et Valérie avait peur, car elle constatait que cette voix ne venait pas d’elle. C’est comme si elle captait des ondes extérieures, à l’intérieur. Et elle avait peur d’être folle, de devenir schizophrène, de rester ainsi toute sa vie. Elle pouvait passer des journées entières à dormir ou encore, des journées entières éveillée, à ne dormir que 20 minutes par nuit. Et à stresser avant de s’endormir, à avoir l’impression de ne pas contrôler toutes les pensées qui circulent à une vitesse folle dans son cerveau, à angoisser, à manquer d’air, à suffoquer.

Les médecins pensaient alors qu’elle était bipolaire. Et Valérie ne voulait pas être bipolaire parce que ça, tu l’es à vie. Et tu prends de la médication à vie. Et Valérie, ça faisait déjà quelques années qu’elle en prenait. Et elle savait qu’elle ne voulait pas dépendre de ces substances psychotropes toute sa vie.

Et de diagnostics en diagnostics, de thérapeutes en thérapeutes, de psychologues en psychologues, de psychiatres en psychiatres, Valérie apprend qu’elle a des troubles de personnalité borderline avec des traits psychotiques. Le premier diagnostic explique le « c’est tout ou rien » de Valérie. Explique sa crainte de l’engagement, sa peur des responsabilités. Explique aussi ses changements d’intérêts, en termes d’amis, de passions, du jour au lendemain. Explique son intensité émotionnelle, aussi. Et le deuxième diagnostic explique les voix dans sa tête. Dont elle est consciente. Ce qui fait en sorte « qu’elle n’a que » des traits psychotiques et non pas un diagnostic pure et dure. Et l’anorexie, la mutilation, les troubles dépressifs, dans tout ça? Probablement que des symptômes précoces du trouble de personnalité borderline, selon son psychiatre, qui se diagnostique généralement dans la vingtaine (Valérie a eu son diagnostic à 18 ans).

Et aujourd’hui? Aujourd’hui, Valérie habite en appartement, sans sa mère. Et ça, ça a fait une différence dans sa vie. Parce que sa mère se sent seule, parce qu’elle a fait porter le poids de son bonheur sur les épaules de fille et parce que sa mère aussi, a des troubles dépressifs. Et là, Valérie n’est plus sous le même toit qu’elle, 24h sur 24, sept jours sur sept. Ça fait aussi une différence parce que Valérie réalise qu’elle est capable de payer un loyer, de mettre de l’argent de côté, d’entretenir son chez elle…elle est capable de ne pas s’enfuir devant des responsabilités. Et elle est capable de garder le même emploi depuis quatre ans. Et d’avoir des amis. Et de faire de la boxe et de prendre des cours à l’Université qui l’intéressent. Et tout ça, sans médication depuis un an. Un an, à être capable de gérer, sans l’effet d’antidépresseurs, d’antipsychotiques, d’anxiolytiques, des différends avec son propriétaire, des conflits avec des collègues, son stress, avant de recommencer les cours.

Et moi, de la rencontrer dans un petit bistro de Longueuil, de la trouver toujours aussi belle, aussi différente, aussi forte, aussi intense. Aussi généreuse. Aussi battante, énergique. Et fière. Bravo Valérie, tu as toute mon admiration.

-Stéphanie Deslauriers

 

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